A propos du livre de Gérard Leclerc, Rome et les lefebvristes (jeudi, 10 septembre 2009)
par le Père Michel Gitton
Mgr Marcel Lefebvre
29 novembre 1905 - 25 mars 1991
Il faut dire que c’est un livre courageux, qui n’a pas peur de sortir des chemins battus et qui renonce aux schémas manichéens trop souvent employés de part et d’autre. Il y a un réel effort pour présenter la stature humaine de l’évêque missionnaire hors pair que fut Marcel Lefebvre. Il y a aussi une tentative - à laquelle on ne peut qu’applaudir - pour sortir le débat des questions politiques et le poser à son vrai niveau, c’est-à-dire au plan doctrinal. Gérard Leclerc s’interroge sur les bases intellectuelles du fondateur d’Ecône qu’il trouve, sans surprise, dans la néo-scolastique enseignée à Rome dans les années 20, telle qu’elle a pu être synthétisée par le cardinal Billot.
C’est malheureusement là que je reste gêné par l’excessive assurance de l’auteur. Pour lui, il est si clair que le courant de la « Nouvelle Théologie », illustré par une pléiade de grands esprits comme les RR PP Daniélou, de Lubac, Bouyer, etc., a définitivement surclassé la théologie romaine sur laquelle s’appuyait Marcel Lefebvre que la cause est entendue et que celui-ci qui n’en a pas démordu est évidemment hors jeu pour toute discussion sérieuse. Je ne suis pas le dernier à reconnaître ma dette vis-à-vis du courant en question et j’ai personnellement peu de sympathie pour le néo-thomisme de ces années-là, mais il faut rester juste et ne pas commettre en sens contraire l’erreur que nous reprochons à nos partenaires : la scolastique a marqué l’enseignement de l’Eglise pendant toute la période qui précède le Concile, c’était l’horizon intellectuel de la plupart des Pères, elle a donné un Maritain et d'autres penseurs non négligeables.
Ses insuffisances et ses raideurs n’empêchent pas qu’elle a porté certains aspects du dogme avec lequel l’approche plus existentielle et historique des théologiens de Fourvière a eu parfois un peu de mal. Le moment n’est-il pas venu précisément de réévaluer positivement tout ce qui nous vient de cet héritage et de tenter une honnête confrontation avec les acquis (qui me semblent pour ma part incontestables) des travaux fondés sur le renouveau biblique et patristique de l’après-guerre ?
Pour ceux qui, comme moi, ont cherché durant toutes ces années à rester fidèles au Pape et aux évêques, qui ont assimilé sans complexe Vatican II, qui ont vécu avec la Réforme liturgique, même si c’est parfois avec un peu de mal, les circonstances actuelles obligent à une sérieuse réflexion, nous pourrions avoir l’impression que le sol nous manque sous les pieds et que l’Eglise va nous donner tort. L’occasion est bonne sans doute pour réfléchir sur ce qui a réellement changé dans ces dernières années et nous demander où nous en sommes. Pourquoi ne peut-on plus aborder la question de l’intégrisme comme nous l’aurions fait il y a vingt ans ou même dix, quand, face à la critique progressiste encore dominante dans bien des milieux, il semblait important de maintenir une ligne « centriste », qui renvoyait dos-à-dos Hans Küng et les amis de Mgr Lefebvre, leur trouvant de surcroît des ressemblances cachées (1) ?
Il semblerait que plusieurs des appuis de la position que je viens de caractériser se soient révélés à l’usage plus fragiles que nous ne pouvions le croire. Nous étions déjà sensibles aux faiblesses du triomphalisme post-conciliaire, qui à l’époque régnait encore dans bien des milieux d’Eglise (« les fruits merveilleux du concile »…), nous savions que, si Vatican II avait fait beaucoup de choses importantes, il n’avait pas rempli nos églises, ni ramené à la foi les masses déchristianisées, pas même séduit les intellectuels dans le vent. Nous savions déjà que la route serait longue avant de tirer de cet événement tous les fruits de renouveau dont il était porteur. Mais nous faisions confiance à un certain style, qui était en gros celui de Jean-Paul II. Il consistait à pratiquer ce qu’on a parfois appelé pas très gentiment le « grand écart » : fidélité à l’intérieur et ouverture à l’extérieur, réaffirmer, par exemple, que seul le catholicisme est la vraie religion (Dominus Jesus) et se retrouver à Assise pour prier en compagnie de tous les chefs religieux de l’humanité. Ce jeu assez exaltant de prendre au vol la modernité, de réinvestir ses concepts (comme les droits de l’homme) au nom du Christ et de l’Evangile, d’être sensible aux revendications des femmes sans les admettre au sacerdoce mais en définissant positivement leur rôle, tout cela nous a nourris et il n’y a vraiment pas lieu de le regretter.
Seulement ce jeu d’équilibre pénétrait difficilement dans la conscience des catholiques de base, nous le savons peut-être mieux aujourd’hui. A la mort de Jean-Paul II, une religieuse interviewée et sollicitée de donner son témoignage avait dit tout naturellement : « Jean-Paul II nous a appris que ce qui était important, ce n’était pas la différence de nos croyances, mais le fait de bien s’entendre avec les hommes de toutes les religions ». Avait-elle compris le message ? Ce n’est pas sûr. Mais combien ont été comme elle ? Qui oserait aujourd’hui, dans nos paroisses, malgré les appels à la « nouvelle évangélisation » proclamer que la vérité confiée par le Christ à l’Eglise est nécessaire pour le salut ?
Journée Mondiale de la jeunesse
Paris
1997
La ligne suivie dans ces années-là passait aussi par cette conviction que le renouveau, qui avait tardé, qui avait été compromis par les folies de l’après 68, allait enfin se manifester. Les nouvelles communautés, les nouveaux ordres religieux, nés après la crise, forts d’une ferveur toute neuve et d’une audace sans complexe, allaient relever les ruines de l’ordre ancien. Une partie du tissu ecclésial allait vers la mort, une autre vers la vie. Les JMJ nous administraient tous les deux ou trois ans la preuve d’un succès croissant auprès des jeunes du monde entier. Certes il y avait des prophètes de malheur pour dire dès ces années-là que le phénomène n’était pas si clair qu’il paraissait et pour dénoncer le « rêve de Compostelle » (2), rêve d’une reconquête de l’Europe et du monde par une religion épurée et retrempée dans ses sources évangéliques. Mais on y croyait.
Ce n’est pas forcément qu’on n’y croit plus, mais on sait que, là encore, le résultat n’est pas à portée de main. Beaucoup de communautés nouvelles, sans perdre leur bel enthousiasme, ont connu des crises plus ou moins profondes, elles ont dû apprendre la patience des réformes institutionnelles, les redéploiements douloureux, et la nécessité de mieux se former. Les JMJ sont maintenant un rite qui se continue et qui fait du bien, mais l’appel prophétique n’est peut-être plus tout à fait là. Dans les séminaires des pays d’Europe occidentale, la reprise tarde à se manifester, c’est le moins qu’on puisse dire.
Pendant ce temps, il faut bien se rendre à l’évidence que l’aile « traditionaliste », dans sa forme « ralliée », comme dans sa forme dure, continue de marquer des points. Que ce soit au plan des vocations religieuses et sacerdotales, au plan de l’éducation et de la vitalité des communautés, on ne peut plus soutenir qu’il s’agit là de quelques attardés en voie de disparition. Certes, il ne faut pas s’illusionner, là non plus tout n’est pas rose, la solidité affichée cache bien des faiblesses, mais on ne saurait quand même nier que la transmission de la foi aux jeunes générations y a souvent mieux réussi qu’ailleurs, malgré les trésors de pédagogie déployés dans les parcours de la catéchèse officielle.
Nous voilà donc ramenés à l’humilité et c’est mieux ainsi. Cela nous permet peut-être d’entendre ce qu’ont à nous dire les disciples de Marcel Lefebvre, malgré le côté désagréable et souvent exagéré de leurs critiques. Au fond, ils nous alertent sur les faiblesses possibles de ce que nous croyions définitivement admis et que nous tenons toujours pour des progrès indiscutables : la valeur de la réforme liturgique, le dialogue interreligieux, la collégialité épiscopale, une vision dynamique de la tradition de l’Eglise. Il ne s’agit pas de brader tout cela dans un nouvel opportunisme aussi idiot que le précédent, mais la moindre chose est d’accueillir les questions, de reconnaître que tout n’a pas fonctionné parfaitement jusqu’ici chez nous et qu’il y a peut-être lieu de revoir sur certains points notre copie, surtout d’approfondir ce que nous avions trop vite conclu. Nos amis peuvent nous y aider, comme nous pouvons les aider à sortir de certains blocages, qui ne peuvent mener qu’à des impasses.
Car eux aussi doivent reconnaître que les choses ne se sont pas passées comme ils l’attendaient. L’« apostasiede l’Eglise » devait aboutir à une crise apocalyptique, où Dieu reconnaîtrait les siens dans le naufrage général. Or, sans qu’ils osent toujours se l’avouer, ils voient bien que l’Eglise de Jean-Paul II et de Benoît XVI continue à vivre et à rayonner, le Veau d’or n’est pas installé dans le sanctuaire, la foi est enseignée et les sacrements dispensés, peut-être pas tout à fait comme ils le souhaiteraient, mais il est quand même difficile de nier la continuité. Alors que faire ? Tenir indéfiniment dans cette position paradoxale d’être catholiques sans Rome, ou saisir la main tendue ? Il ne s’agit pas ici de politique, mais d’abord de la vérité. N’empêche qu’on se prend à rêver de la force qui serait celle d’une Eglise ayant réussi à résorber un schisme et qui parviendrait à atteler à la tâche de l’évangélisation les combattants pugnaces de la « messe de toujours » et les enfants de la génération Jean-Paul II !
Notes
(1) Le P. Louis Bouyer voyait la racine commune du traditionalisme catholique et du progressisme dans la théologie romantique du début du 19e siècle et spécialement chez Félicité de Lamennais (1782-1854).
(2) Le rêve de Compostelle. Vers la restauration d’une Europe chrétienne ? Sous la direction de René Luneau, avec la collaboration de Paul Ladrière, Paris Centurion 1989.
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