François d’Assise un homme de paix formé par la liturgie (jeudi, 17 juillet 2008)
1. François annonce le pardon d’Assise
La considération de l’importance de la liturgie dans la vie de François
peut aider à mieux comprendre son rapport avec l’Église […].
La prière et la méditation de textes antérieurs à lui, expressions
de la vie et de la sainteté de l’Église tout au long des siècles,
On ne peut pas ne pas reconnaître qu’en un certain sens François d’Assise, comparé à d’autres saints, a connu un sort enviable: déclaré en 1992 par le Time magazine l’un des hommes les plus représentatifs du second millénaire, étudié par des centres de recherche universitaires laïques et religieux, il a fait l’objet d’innombrables publications scientifiques, d’ouvrages de divulgation, différents films lui ont été consacrés et il a été reconnu comme une référence idéale par des personnes de cultures et de religions diverses. S’ajoute à tout cela le choix qu’a fait Jean Paul II d’Assise, la ville de saint François, pour la journée historique du 27 octobre 1986 qui a donné naissance à ce que l’on appelle l’”esprit d’Assise”, à savoir un mouvement interreligieux en faveur de la paix; le Souverain Pontife y est encore retourné les 9 et 10 janvier 1993 et, malgré les nombreuses réserves et perplexités qui se sont exprimées au sujet de l’opportunité de cette visite, le 24 janvier 2002, c’est-à-dire après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.
Un saint François très en honneur donc, et même si le jour de sa fête, le 4 octobre, n’est pas devenu en Italie une fête nationale, son nom est de toute façon synonyme de dialogue interculturel et interreligieux. Tout le monde sait toutefois que le succès glisse facilement dans l’outrance et le saint d’Assise n’échappe pas à la règle.
Les études franciscaines ont passé au crible les sources concernant son expérience chrétienne et d’innombrables chercheurs continuent à approfondir l’étude de ces sources pour y découvrir le visage de ce saint, au-delà de toute image hagiographique ou de toute manipulation idéologique. On a approfondi sa formation culturelle et spirituelle dans laquelle on a reconnu les strates suivantes: la culture du fils du marchand, une idéologie chevaleresque qui faisait de lui idéologiquement un chevalier, la culture courtoise qui subsista en lui après sa conversion, l’élément évangélique et même la réminiscence des vies anciennes des Pères du déserti. Après ces innombrables études, qui ont commencé avec Paul Sabatier, il semble qu’il n’y ait désormais plus rien à approfondir au sujet du frère François d’Assise, le fils du marchand Pietro di Bernardone. Mais en fait l’image la plus répandue de saint François non seulement semble outrée mais elle donne parfois l’impression d’avoir été amputée de quelque chose d’important, quand elle n’est pas victime de quelque opération idéologique au service d’autres fins. Certainement, l’histoire de François d’Assise, comme celle de tous les hommes, restera en un certain sens un mystère. Ce qui n’empêche pas de continuer à l’approfondir grâce aussi aux connaissances acquisesjusqu’ici. C’est dans cette perspective que l’on est en train de reconnaître le rôle important, pour ne pas dire fondamental, de la liturgie dans la vie du saint.
Au début du XIIIe siècle existaient fondamentalement à Rome quatre types de liturgie: celle de la Curie romaine, qui résidait au Palais du Latran, celle de la basilique Saint-Jean toute proche, celle de la basilique Saint-Pierre et celle dite de l’Urbe c’est-à-dire de la ville de Rome. Innocent III, dans son programme de réforme, qui trouva sa meilleure expression au moment du Concile Latran IV de 1215, n’exclut pas la liturgie. L’un des fruits les plus prestigieux de la réforme de la liturgie fut le bréviaire. En rapprochant, intégrant, adaptant à la vie de la Curie romaine, dont les déplacements étaient fréquents, des textes qui étaient précédemment distribués dans des livres différents, Innocent III fournit un instrument maniable à ceux qui étaient souvent en voyage. Ce bréviaire, en raison précisément de sa commodité, fut aussi rapidement adopté par certains diocèses dont celui d’Assise. De la sorte, François et la communauté des Frères Mineurs eurent accès à un livre liturgique qui se révéla rapidement conforme à leurs exigences de personnes itinérantes qui vivaient en “étrangers et pèlerins”ii. Ainsi les Frères Mineurs adoptèrent-ils pour eux-mêmes la prière liturgique et spécifiquement celle de la Curie romaine, c’est-à-dire celle du Souverain Pontife.
Il n’était pas indifférent d’adopter tel ou tel livre liturgique. C’est ce qu’avait déjà compris le pape Grégoire VII qui redoutait toute disparité liturgique parce que, dans certains cas, celle-ci conduisait à une disparité non seulement juridictionnelle mais aussi doctrinale, autrement dit à l’hérésie. Adopter, par exemple, le bréviaire de la Curie romaine réformé par Innocent III signifiait accueillir toute une tradition précédente; la disposition dans cet ouvrage des différentes fêtes, le choix de certaines lectures, l’assemblage de passages de la Bible pour former des antiennes, versets et répons, la présence d’innombrables lectures issues des Pères de l’Église ou des anciens martyrologes étaient fondamentalement le résultat de la réflexion ecclésiale et de l’expérience monastique de tout le millénaire précédent. Ainsi donc, en adoptant le bréviaire, François et la communauté des Frères Mineurs s’insérèrent dans une histoire qui les avait précédés et qui avait été transmise au long des siècles. Cela ne signifie pas qu’ils se sentirent prisonniers de cette tradition ou qu’ils agirent comme s’ils l’étaient: en effet, comme le note une source, François ne manqua pas d’affirmer sa particularité en repoussant certains modèles précédents.
Toujours est-il que, comme le montrent les innombrables réminiscences liturgiques présentes dans les écrits de François, les Frères Mineurs s’insérèrent, en accueillant la prière du bréviaire, dans la tradition spirituelle et théologique qui avait mûri au long des siècles dans l’Église. Ces réminiscences, que l’on appelle en langage technique cas d’”intertextualité et d’interdiscursivité” – c’est-à-dire des citations à proprement parler ou des renvois conceptuels – sont souvent la transmission de textes patristiques intériorisés par le saint. Si cela peut surprendre, surtout au regard d’une certaine historiographie qui a présenté François d’Assise comme le Saint du seul Évangile – presque une sorte de précurseur de la réforme protestante –, le fait que souvent la Bible et donc l’Évangile soient présents dans ses écrits par l’intermédiaire de la liturgie est encore plus riche de conséquences. Cela, naturellement, conduit à revoir certaines descriptions de l’expérience spirituelle de François, dans lesquelles le saint est représenté comme un homme qui a eu un rapport immédiat, sans médiation, avec l’Écriture. Ce qui apparaît, au contraire, à une étude plus approfondie, c’est que saint François a connu l’Écriture à travers la liturgie, c’est-à-dire par la médiation de l’Église. Et la liturgie est elle-même une explication de l’Écriture, autrement dit une exégèse: en effet, le seul fait qu’une lecture ait été attribuée à une fête plutôt qu’à une autre indique déjà la clef de lecture et donc de compréhension d’un passage déterminé. Ainsi, le fait d’avoir placé dans le Commun de la Vierge Marie la lecture du chapitre 11 d’Isaïe, dans lequel il est question du rameau qui sort de la souche de Jessé, est déjà, en soi, une perspective mariale donnée à ce passage-là. Perspective notablement renforcée si, ensuite, on remplace le mot virga, c’est-à-dire rameau, par virgo, c’est-à-dire Vierge, comme cela a été fait dans le bréviaire qui a appartenu à saint François d’Assise: «La Vierge sortira de la souche de Jessé, et de sa racine une fleur montera, sur lui se reposera l’esprit de Yahvé»iii.
DU BREVIARIUM SANCTI FRANCISCI
On trouve un témoignage de l’importance de la liturgie dans la communauté des Frères Mineurs et dans l’histoire de François d’Assise non seulement dans la Règle des Frères Mineurs confirmée par le pape Honorius III en 1223 mais surtout dans un manuscrit conservé parmi les reliques du protomonastère Sainte-Claire, près de la basilique du même nom, à Assise. Comme en témoigne un ajout autographe de frère Léon, l’un des compagnons et témoins du Saint, ce manuscrit fut utilisé par saint François lui-même. «Le bienheureux François procura ce bréviaire à frère Ange et à frère Léon, ses compagnons, car, au moment où il était en bonne santé, il voulait toujours dire l’Office, comme le comporte la Règle; et quand il fut malade, au contraire, comme il ne pouvait pas le réciter, il voulait l’écouter; et cela, il continua à le faire tant qu’il vécut»iv.
Le manuscrit, appelé Breviarium sancti Francisci, se compose essentiellement d’un bréviaire, du psautier et de l’évangéliaire; la première partie, la plus consistante, est constituée du bréviaire de la Curie romaine réformé par Innocent III. L’ancienneté du texte, qui fait de lui un témoin privilégié de cette réforme et donc de l’histoire des livres liturgiques en général, est confirmée par la présence, surtout dans les solennités mariales ou de saints liés au ministère pontifical, comme Pierre, Paul et Grégoire le Grand, de lectures tirées des sermons du même Innocent III; ces lectures, après la mort de ce Pape en 1216, furent rendues facultatives par son successeur, Honorius III, et disparurent immédiatement du bréviairev. Le Bréviaire de saint François est le seul véritable bréviaire qui contienne l’intégralité de ces lectures. Ce manuscrit fut utilisé par saint François et il contribua certainement à former en lui une culture théologique, aussi rudimentaire fût-elle, qui lui permit d’exprimer sa spiritualité et sa pensée dans des écrits, dont trois sont encore en notre possession sous leur forme autographevi.
Il faut donc, étant donné le rôle qu’a joué la liturgie dans la formation culturelle et spirituelle de François, attribuer à celle-ci la place qui lui revient quand on cherche à comprendre le message du saint d’Assise. Ainsi, ce dont il faut tenir compte lorsque l’on veut approfondir un thème particulier de sa pensée, c’est surtout du contenu du manuscrit; le rôle que joue la Vierge Marie, par exemple, dans la pensée de saint François deviendra plus intelligible si on lit ses écrits en tenant compte de l’Office de la Bienheureuse Vierge et des quatre fêtes mariales contenues dans le bréviaire dont nous avons parlé, à savoir la Présentation de Jésus au Temple, le 2 février; l’Annonciation, le 25 mars; l’Assomption et son octave, du 15 au 22 août; et la Naissance de Marie, le 8 septembre. Même si les deux premières fêtes, soit la Présentation au Temple et l’Annonciation, célèbrent deux mystères de la vie de Jésus-Christ, elles avaient déjà acquis depuis des siècles une forte connotation mariale. C’est si vrai que la première reçoit le nom dans le Breviarium de fête de la Purification de la Vierge Marievii.
Souvent la Bible et donc l’Évangile sont présents dans ses écrits
par l’intermédiaire de la liturgie […]. Ce qui apparaît,
au contraire, à une étude plus approfondie, c’est que saint François a connu l’Écriture
à travers la liturgie, c’est-à-dire par la médiation de l’Église
3
Note
1 J. Dalarun, Francesco: un passaggio. Donna e donne negli scritti e nelle leggende di Francesco d’Assisi, postface de G. Miccoli, Rome 1994.
2 P. Messa, Un testimone dell’evoluzione liturgica della fraternitas francescana primitiva: il Breviarium sancti Francisci, in Revirescunt Chartae, codices documenta textus: miscellanea in honorem fr. Caesaris Cenci, OFM, ed. A. Cacciotti-P. Sella, vol. I, Romae 2002, p. 5-141.
3 P. Messa, L’Officium mortuorum e l’Officium beate Marie virginis dans le Breviarium sancti Francisci, in Franciscana. Bollettino della Società internazionale di studi francescani, 4 (2002), p. 111-149.
4 Frère Léon d’Assise, Nota al Breviario di san Francesco, in Fonti Francescane, édité par Ernesto Caroli, Padoue 2004, p. 2696.
5 P. Messa, I sermoni di Innocenzo III nel Breviarium sancti Francisci, in Archivum Franciscanum Historicum, 95 (2002), p. 249-265.
6 P. Messa, Le fonti patristiche negli scritti di Francesco di Assisi, préface de G. Miccoli, Assise 1999.
7 P. Messa, Le feste mariane nel Breviarium sancti Francisci, in L’Immacolata Concezione. Il contributo dei francescani. Actes du Congrès de mariologie franciscaine du 150e anniversaire de la proclamation dogmatique (Sainte-Marie-des-Anges, Assise, 4-8 décembre 2003), Cité du Vatican 2005.
8 Francesco d’Assisi, Testamento, 29-33, in Fonti Francescane, op. cit., pp. 125-126.
Source
Illustrations
1 - 2 Images du retable Le pardon d’Assise du Prêtre Ilario da Viterbo, 1393,
conservée dans l’abside de la Portioncule, Basilique Sainte-Marie-des-Angesß, Assise
3. Zurbaran
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